Une feuille de route qui mène droit dans le mur

Nous découvrons avec stupéfaction, sur le site officiel du Ministère des Affaires étrangères et du Développement international (MAEDI), un document, dont la date de rédaction n’est pas précisée, qui présente 22 MESURES POUR FAIRE DE LA VIE NOCTURNE UN FACTEUR D’ATTRACTIVITE TOURISTIQUE A L’INTERNATIONAL

Cette « feuille de route finalisée » vise à un développement de l’activité nocturne festive dans une optique libérale décomplexée et exclusivement mercantile. Elle est signée :
Fédérateurs : Renaud Barillet, Frantz Steinbach
Coordination : Michel Durrieu
Rédaction : Emilie Babut, Solène Clappe-Corfa

Clairement, il n’est aucunement choquant que des positions sur la perspectives de développement économique s’expriment publiquement. Mais la publication de telles positions par un ministère en tant que « rapport » est, elle, particulièrement choquante quand l’action lobbyiste avance masquée pour entrer en contradiction totale avec la législation, la politique de santé publique et la construction d’une société durable.

I. Un texte déséquilibré, porté par des contributeurs en situation de conflit d’intérêts masqués
M. Michel Durrieu, responsable du pôle tourisme de la direction des entreprises et de l’économie internationale au sein du ministère et coordinateur du texte, prétend lutter contre les conflits d’intérêts.
Sa profession de foi déontologique est sans équivoque si l’on en croit ce site.
Michel Durrieu est intervenu dans l’émission « Ça Vous regarde » diffusée sur LCP Assemblée Nationale le 7 Octobre 2010. Après s’être présenté (« Michel Durrrieu 42 ans, 18 ans à Barcelone, membre ADFE Français du Monde, militant du PS depuis plus de 20 ans et candidat sur la 5ème circonscription des français de l’étranger« ) il a déclaré : « Je pense que c’est important écouter les citoyens de l’étranger, donc merci pour cette invitation. Conflits d’intérêts, oui. Conflit d’influence, aussi. Je pense que la France est quand même l’un des pays qui, jusqu’alors, faisait partie des bons élèves…alors que dans les dernières semaines on est peut-être en train de déraper. Mais c’est vrai vu de l’extérieur les pays d’Europe du sud ont encore beaucoup de progrès à faire. Et transparence, on parle de réalité objective donc c’est sur ce point-là que je veux insister et sur la loi si elle doit codifier et réguler ces conflits d’intérêts et ces conflits d’influence. »
Pour Michel Durrieu, qui était candidat aux élections législatives pour représenter les Français de l’étranger, écouter les citoyens était à l’époque important. Mais en tant que coordinateur du rapport sur la nuit il n’a pas pris le soin d’écouter les citoyens. En effet, 51 personnes ont été auditionnées pour l’élaboration de ce rapport et pas un seul représentant des citoyens. Il laisse même écrire que « Les actions des associations de riverains à l’encontre des organisateurs d’évènements ou gérants d’établissements sont particulièrement dommageables, et ce alors que ces organismes ne représentent les intérêts que d’un faible nombre d’usagers. »

M. Durrieu est en complète contradiction avec ses propres déclarations puisque les auteurs du rapport, Mme Solène Clappe-Corfa et MM Frantz Steinbach et Renaud Barillet, sont en situation de conflit d’intérêts.
En effet, Mme Solène Clappe-Corfa est administratrice des Pierrots de la Nuit, dont le rapport vante les mérites.
Selon le site europeanlab.com, « Frantz Steinbach est associé au sein de 16 structures oeuvrant dans les domaines de la Musique, de l’Audiovisuel, du Spectacle Vivant, de l’Innovation, du Design et de la Nuit. Fort de 10 ans d’entreprenariat dans ces domaines, il est notamment DG des éditions musicales District 6 France, Associé au sein des Editions iPanema, Associé de la SCIC 1DLab, Co-Directeur du Festival Kiosquorama Europe (Barcelone, Milan, Lisbonne, Bruxelles, Paris, Hambourg), Commissaire des Variétés de la SACEM ou encore Vice-Président du réseau des Musiques Actuelles de Paris (MAP) depuis 2011. »
Le même M. Steinbach se présente modestement dans les réunions du Conseil de la Nuit comme étant uniquement un ancien comédien, représentant d’AMUON (Les Pierrots de la Nuit, dont il est le co-fondateur).
Il ne manque d’ailleurs pas de promouvoir l’action des Pierrots de la nuit dans la proposition 16 visant à « encourager l’internationalisation des dispositifs de prévention et de médiation dédiés à la vie nocturne : des dispositifs comme les Pierrots de la Nuit… ». Quant on sait l’inefficacité des Pierrots de la Nuit pour agir sur les tensions que crée le bruit dans les quartiers parisiens, on a vite fait de voir qu’en proposant leurs services un peu partout, les dirigeants de l’association poursuivent, en réalité, le but de protéger les établissements contre le risque de voir la régulation de l’espace public confiée à des acteurs plus efficaces.
Les conflits d’intérêts prennent des voies souvent tordues, mais pas impénétrables.
M. Renaud Barillet, l’autre auteur du rapport est un partenaire habituel de M. Steinbach, lui aussi partie prenante à l’économie de la nuit.
Renaud Barillet (La Bellevilloise & les Pierrots de la Nuit) est décrit ainsi sur le site cultplace.com : « Fondateur et Directeur général associé d’Oriza Groupe, Renaud Barilletest le Président des Pierrots de la Nuit et du Réseau Musiques Actuelles à Paris. Il exploite et développe la petite Halle de la Villette et a également repris l’exploitation de la Rotonde de la Villette.  »
 » Directeur-général de Cultplace Fondateur – Directeur général associé d’Oriza – La Bellevilloise à Paris.
Directeur Associé des Trois Baudets, La Rotonde de La Villette, La Petite Halle de La Villette, L’Ecodomaine de Rochefort-La Rochelle Président du Réseau Musiques Actuelles à Paris (MAP).
Président de l’ Association de Médiation pour un Usage Optimal de la Nuit à Paris.
2012 :Prise de participation, conception et exploitation de La Rotondede La Villette – place Stalingrad à Paris.
2013 :Prise de participation d’Oriza dans La Petite Halle de La Villette : Café-Evénements et restaurant
2014 : Prise de participation dans le Café des Arts au sein du nouveau Théâtre de Sénart
 »
Sur le site de BFMTV nous trouvons ceci : « Renaud BARILLET est gérant de l’entreprise Oriza qui a été créée en 2006. Le chiffre d’affaires de la société en 2013 s’élève à 3 524 290 €. Renaud BARILLET est également mandataire de 11 autres sociétés : La Belle Rotonde, Seplc, La Curieuse Boutique.
Et enfin sur le site europeanlab nous trouvons cela : « Depuis Janvier 2010, il est également le président du Réseau Musiques Actuelles à Paris, qui regroupe les acteurs de plus de 20 lieux parisiens et du dispositif de médiation artistique Les Pierrots de la Nuit. »
Le ministère des Affaires étrangères et du Développement international a donc confié l’élaboration d’un « rapport », qu’il a accepté de publier en tant que tel, à des acteurs qui ne pouvaient qu’élaborer des propositions purement lobbyistes. La déontologie de la vie publique est tout simplement bafouée.

Les ténèbres de la nuit seraient-elles censées couvrir l’anormalité, voire l’irrégularité déontologique ? Imaginerait-on, par exemple, que le Ministère de la Santé demande à des « experts » payés par l’industrie pharmaceutique de rédiger un rapport sur le développement possible de l’économie du médicament ?
Non seulement personne ne pourrait imaginer qu’un tel rapport puisse être neutre et équilibré ni qu’il puisse traiter avec rigueur des risques liés à la surmédicalisation, à l’auto prescription et aux effets secondaires, mais le conflit d’intérêts serait tellement évident qu’il serait immédiatement dénoncé. Et pourtant, ici comme pour l’offre de vie nocturne, il y va de l’économie.

Les associations de riverains que MM. Steinbach et Barillet estiment être « dommageables » (sic), se dressent pour dénoncer que les pages rédigées par ces acteurs de l’économie de la nuit puissent être considérées comme un rapport auprès d’un ministère de l’Etat français. Elles dénoncent leur publication sur le site officiel du MAEDI.

Comment des responsables politiques de haut rang peuvent-ils dès lors tolérer l’ahurissant conflit d’intérêt qui rend ce « rapport » parfaitement tendancieux, asymétrique et dénué de toute valeur ?

La situation est grave. En faussant délibérément et systématiquement l’analyse pour faire croire aux bénéfices mirifiques de leur vision du développement de l’économie de la nuit, les auteurs qui sont juges et parties, occultent totalement les méfaits des troubles du sommeil et les ravages de l’alcoolisation nocturne, véritables fléaux.
Le Ministère des Affaires étrangères et du Développement international pourrait en revanche s’inspirer avec profit du document produit par les services du Premier Ministre de Grande-Bretagne sur les enjeux de l’économie de la nuit, rapport d’un pragmatisme et d’une impartialité exemplaires (Good Practice in Managing the Evening and Late Night Economy: A Literature Review from an Environmental Perspective). M. Durrieu vante d’ailleurs sur LCP les mérites des pays du nord en matière de gestion des conflits d’intérêts.

II. Un texte publié par le ministère en tant que rapport, alors qu’il promeut des propositions parfaitement contradictoires avec les exigences de développement durable qui sont officiellement censées inspirer l’action gouvernementale.

Les dérives de la nuit mettent en péril des intérêts d’ordre sanitaire et social colossaux à travers toute la France : santé des riverains soumis à des tapages explosant les normes de l’Organisation Mondiale de la Santé concernant le bruit ambiant et ses émergences sur la voie publique ; santé des noctambules confrontés à l’hyper-alcoolisation ou autres substances addictives ; insalubrité de la voie publique du fait de diverses déjections ; agressions sexuelles et autres formes d’atteintes à la personne.

On nous dit que ces dérives ne pourraient être maîtrisées, faute de moyens publics adéquats. On constate l’échec des Pierrots de la Nuit à Paris.

Et un « rapport » publié par le ministère des Affaires étrangères et du Développement international viendrait exposer que non pas STOP, mais ENCORE ! Encore plus d’offre, encore plus de flux (avec des pancartes partout, bien lumineuses et consommatrices d’énergie), pour des touristes venant de loin si possible dans des avions charters contribuant au réchauffement climatiques, d’ailleurs en l’état souvent subventionnés publiquement, ce qui fâche la Commission Européenne, pour lutter dans une concurrence sauvage entre pays voisins (la pompe à bière est meilleure ici que là bas), au passage en proposant des promenades fluviales festives (il n’y a pas de raison de laisser un coin de la ville ou de sa nature tranquille) et tout en n’oubliant pas d’ouvrir les lieux publics à des manifestations privées (petit appât pour collectivités publiques en mal de fonds) et sans oublier non plus le passage obligé par l’alibi culturel. Le tout à la sauce « label de qualité », délivré dans des conditions que l’on se garde bien de définir : qualité pour qui ?

Il y a dans ces 22 propositions du « rapport » une contradiction grossière entre la volonté onusienne affichée par les dirigeants internationaux à propos de notre climat et le monstrueux gaspillage d’énergie qu’induirait le fait de généraliser le renoncement à distinguer le jour de la nuit. On prétendrait vouloir réduire les émissions de gaz à effet de serre et accentuer les occurrences de consommation en faisant vivre la ville aussi tard que possible la nuit ? Au nom de quelle escroquerie intellectuelle ? Au nom de quelle prospérité ? Sans jamais se préoccuper des générations futures, en faisant comme si l’on ne savait pas qu’elles subiraient alors la charge de réparer à grande échelle les conséquences ruineuses et délétères d’une idéologie fondée sur l’illusion d’un PIB déconnecté des réalités sanitaires, sociales et climatiques ? A l’heure où la France accueille la COP21, quelle contradiction politique que l’absence totale de références à l’impact environnemental très négatif d’une politique de la nuit telle que la souhaiteraient MM Barillet et Steinbach.

Ce, alors que viennent de tomber les chiffres du Rapport Kopp sur « Le coût social des drogues en France », nul ne peut ignorer que chaque année le « coût social » de l’alcool est égal à 120 milliards d’euros, soit le même que pour le tabac. Ainsi plus de 8 % du déficit budgétaire français serait constitué par le poids négatif de l’alcool sur les finances publiques.

III. Cette feuille de route serait-elle juste un ballon d’essai ?

Sur la page de garde du rapport publié sur le site du MAEDI il est mentionné que « Ce rapport n’engage que ses auteurs. » et qu’il « fera l’objet d’un examen par le Ministre. » Nous espérons vivement que cet examen procèdera d’une balance équitable avec l’intérêt général, attestant que la France reste un pays respectueux des Droits et de la Santé de ses habitants, un pays conscient d’une nécessaire prise en compte des impératifs du respect de l’environnement sanitaire et social dans lequel se développe l’activité économique, par attachement sincère et concret à une vision holistique de la Ville qui intègre la notion de développement durable.

Gageons donc que la publication du rapport aura alors été une maladresse, une étourderie, une opération lobbyiste certes longuement fomentée par ses auteurs qui ont notamment réussi à tisser des liens quasi-institutionnels avec la Ville de Paris et le Forum pour la Sécurité Urbaine (EFUS), mais une opération lobbyiste enfin démasquée et donc réduite à l’impuissance par les plus hauts représentants des pouvoirs publics. La carrière ministérielle de l’actuel ministre des Affaires étrangères et du Développement international lui donne tous les atouts pour réagir de façon appropriée en cernant à la fois les enjeux sociétaux de la vie nocturne ainsi que leurs répercussions économiques en termes de coûts publics.

Lire également :
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3 Comments

  1. Une Parisienne exaspérée

    Je suis entièrement d’accord avec votre analyse. Ce « rapport » est un scandale. Maintenant, nous attendons avec impatience le désaveu du ministère.

    • Réseau "Vivre Paris !"

      Nous attendons aussi ce désaveu. Comme nous l’avons écrit : peut-être s’agit-il simplement d’un ballon d’essai?

  2. Un parisien qui dort mal

    Il vaudrait mieux que ce ne soit qu’un ballon d’essai ! Et qu’en haut lieu, comme vous dites, on réfléchisse. On a vraiment l’impression qu’on nous prend pour des andouilles, ça commence à bien faire !

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