Daniel EHRET , ancien président du Centre Antibruit d’Alsace, répond à l’article de Charlie Hebdo : « Comme partout, la fête en danger ».
Je vous propose d’interpeller d’abord le titre de l’article publié dans Charlie Hebdo le 14 août 2019 : « Comme partout, la fête en danger ». J’ai envie de répondre par une approbation. Car oui, le sens profond de la fête s’est perdu, s’est dilué dans une bouillie mondialisée de simulacres ou de succédanés. Le caractère exceptionnellement bienvenu d’une fête périodique est trop souvent annihilé par une dérive essentiellement mercantile, amenant par exemple la plupart des grandes villes actuelles à développer le mythe de l’attractivité nocturne, en conférant sans recourir au débat une irrecevable légitimité à la notion de fête permanente.
La fête primordiale, celle qui par son esprit de partage inconditionnel et de liesse inclusive remonte à la nuit des temps, cette fête essentielle, enfouie dans l’inconscient collectif, ne se trouve nullement en danger, puisqu’elle n’a plus cours, sauf dans quelques territoires ignorés. Mais celle qui aujourd’hui s’impose partout, malgré son caractère répétitif et excluant, n’a rien à craindre pour son avenir à court terme. Seule pourrait la menacer une gigantesque panne d’électricité ! A ce dernier type de fête, dévoyée par les intérêts de quelques-uns, ce n’est pas l’ensemble d’une population donnée qui se trouve conviée, mais une très faible fraction de celle-ci. Et cette minorité s’appuie sur la permissivité démagogique des pouvoirs publics concernés pour relativiser tous les excès. Il s’ensuit fatalement chez ceux qui ont à les endurer, et qu’il faut ranger dans la catégorie des victimes, un profond sentiment d’injustice : car les très minoritaires qui revendiquent le droit de festoyer négligent sans complexes les règles de droit que l’exception seule permettait jusqu’ici de transgresser sans trop de risque. Ces « fêtards » (notez la péjoration de ce terme) n’acceptent plus les limites que, dans sa sagesse ancestrale, la collectivité a jugé nécessaire d’établir, afin que le plaisir d’une minorité n’agresse pas le droit au repos réparateur d’une majorité.
Ce refus de la loi est rendu possible par une coupable permissivité qui met à mal la notion d’intérêt général et pourrait en arriver à menacer les fondements de notre démocratie.
La fête comme nécessaire exception
Une fête excluant de fait une très large majorité de gens qui n’en sont pas partie prenante, par le mécanisme ordinaire de l’incompatibilité ou pour d’autres raisons fort légitimes, cette « fête » ne peut plus être nommée ainsi, surtout si elle se répète ad nauseam, car elle devient alors un trouble insupportable pour ceux qui la subissent. Et ce trouble peut s’exaspérer jusqu’à provoquer d’énormes fractures sociales. Parier sur un développement débridé d’une « vie nocturne » pour créer du lien social apparaît en conséquence au mieux comme une dangereuse illusion, au pire comme une forme banalisée de cynisme délétère, que les industriels de la nuit confondent allègrement et injurieusement avec le bien public.
Selon le sociologue Jean Duvignaud (1921-2007), la fête ne saurait annoncer un ordre nouveau. Elle apparaît plutôt comme une « parenthèse à l’intérieur de l’existence sociale et du règne de la nécessité ». Elle est aussi, en ce qu’elle a d’exceptionnel et de cathartique, ce qui peut fournir une raison d’accepter la quotidienneté et ses innombrables soumissions. D’où la tentation pour la puissance publique de multiplier les occasions de fêtes, au point, note Jean Duvignaud, que « certaines nations, certaines cultures se sont englouties dans la fête ». Nous y sommes, en effet. J’ajouterai pour ma part que cet engloutissement ne sert que les intérêts des profiteurs de la nuit.
La mort par noyade à Nantes du jeune Steve, en ce triste matin du 22 juin 2019, au terme d’une fête de la musique prolongée jusqu’à l’aube malgré l’interdiction officielle, n’est absolument pas admissible. Une démocratie ne doit jamais réprimer le non-respect d’une règle comme l’a fait ce jour-là une police obéissant aux directives d’un ministre de l’Intérieur plus carriériste que compétent. Cette mort rappelle cependant que la banalisation des transgressions, intimement liée au développement exponentiel du noctambulisme, ne va pas dans le sens du « vivre ensemble », ce machin illusionniste prôné à tout va par les classes politiques, toutes tendances confondues.
Lettre ouverte à Antonio Fischetti
Je reviens à l’article publié par Charlie Hebdo, non sans avoir précisé au préalable que je suis abonné à ce périodique depuis au moins une trentaine d’années, que j’y ai longtemps trouvé mon compte, mais qu’il me déçoit vivement ces derniers temps, au point que l’idée de m’en désabonner se soit mise à me tarauder. J’y reste attaché malgré tout, grâce à certaines belles plumes comme celles de Haenel, Nicolino ou Lançon, mais je ne guéris pas du regret d’avoir perdu à jamais les verves et truculences des Cavanna, Choron, Siné, Maris ou Gébé, ainsi que les incomparables et géniaux dessinateurs que furent les Charb, Wolinski, Cabu, Catherine ou Reiser.
Je m’adresse donc à Antonio Fischetti, auteur du papier en question et acousticien de formation : son expertise en matière de propagation du son aurait dû le conduire à davantage de neutralité et à moins de complaisance en faveur des décibels excessifs qui, par centaines de millions, ravagent des systèmes auditifs juvéniles à travers le monde entier.
Selon l’OMS, à l’horizon 2050, si rien n’est fait en matière de prévention ou de changement des comportements, plus d’un milliard de jeunes de 12 à 35 ans risqueront une invalidante déficience auditive « par exposition au bruit dans un cadre récréatif ». Et ce chiffre ne prend pas en compte les plus de 35 ans de ce futur lointain, dont les oreilles auront été tout aussi fortement abîmées par des décennies de soumission aux excès sonores !
Fischetti se livre à une observation d’une subtile finesse lorsqu’il écrit ceci : « Il paraît que les riverains éloignés se plaignent régulièrement de la musique (il faut avouer que le son porte loin sur l’eau), mais cela n’avait jamais posé de problème avant ce tragique 21 juin ». D’abord les riverains ne se plaignent pas de la musique, Fischetti, mais du fait que toute musique est illégitime (et même illégale) si elle s’impose par son émergence excessive à des milliers de gens qui, au moment où ils la subissent, voudraient simplement qu’on leur reconnaisse le droit au sommeil. Et quand vous alléguez que cette musique « n’avait jamais posé de problème avant ce tragique 21 juin », vous affirmez dans la même phrase le contraire de ce que laisse entendre le début de ladite phrase. Relisez-vous, ma parole !!! Et puis, notez aussi qu’il n’y aurait sans doute pas eu de tragédie si la musique s’était arrêtée le 21 juin et pas le 22 à l’aube.
Plus loin vous évoquez, avec un agacement à peine dissimulé, la « tolérance de plus en plus faible des riverains à l’égard de la moindre perturbation de leur quotidien ». J’ai envie de vous retourner ce propos comme suit : les fauteurs de bruit tolèrent de moins en moins que leur liberté de bousiller leurs oreilles à eux et de violenter le système nerveux des autres puisse être contestée par des riverains soucieux de leur sommeil et donc attachés à la législation française, une des plus protectrices du monde, mais aussi une des plus mal appliquées.
La faute aux victimes !
Dans votre article, vous semblez approuver que le principe d’antériorité, inscrit dans la loi française, puisse être invoqué par les bruiteurs. Pour le moment, il profite encore aux habitants, s’ils se sont installés dans leurs appartements ou leurs maisons avant l’arrivée retorse des perturbateurs nocturnes. Il profite aussi aux habitants qui s’installent après les bruiteurs si ces derniers ne respectent pas la réglementation en matière d’isolation phonique. C’est à ces derniers, en effet, que continue d’incomber la charge d’isoler leurs lieux musicaux de manière à ne pas porter atteinte à la tranquillité du voisinage. Mais comme ces « boîtes » sont le plus souvent étriquées et que le tabagisme n’est pas permis à l’intérieur, se multiplient très logiquement les tentations estivales d’ouvrir portes et fenêtres pour rafraîchir la surpopulation qui s’y entasse dans un vacarme assourdissant. Le boucan s’installe alors sur la voie publique et y reste jusqu’au petit matin : ceux qui s’en plaignent, parce qu’ils voudraient dormir, eux, on les traite d’intolérants, de fachos et de plein d’autres gracieusetés. Ils n’avaient qu’à pas s’installer là, ou, s’ils ne supportent rien, qu’ils aillent se faire voir ailleurs ! Voilà l’étrange raisonnement que d’aucuns voudraient ériger en loi !
Vous faites dire à un de vos « acteurs de la fête » (il serait plus exact de parler des « profiteurs de la fête ») ceci : « On sait qu’on emmerde des gens. Mais il faut leur expliquer que les émergences sonores seront toujours là, et le but est de les amener à accepter ça pendant un ou deux jours ». Le caractère exceptionnel de la « fête » étant tombé en désuétude, les événements festifs se multipliant pendant toute l’année et se propageant au fil des mois de quartiers en quartiers, comment invoquer sans mauvaise foi l’acceptabilité de la part des riverains, quand on n’ignore pas que la fin d’une fête à tel endroit amène le début d’une autre à quelques encâblures ?
La révolution des décibels
« Danser, ce n’est pas que du divertissement ! » s’exclame un de vos interviewés (tiens, comment se fait-il que vous n’ayez pas songé à donner la parole aussi aux plaignants, comme cela se doit quand la déontologie journalistique l’exige ?). « Danser est un acte politique ; danser, c’est résister ! » Passons sur le lyrisme saugrenu de votre cher « Martin » et regardons pour finir votre conclusion de journaliste, dans l’hebdo que j’ai si longtemps aimé, qui m’a fait chialer comme un veau le 7 janvier 2015, quand le sang a coulé dans sa salle de rédaction. Vous écrivez, dans le prolongement de l’idée de « résistance » opposée à celle d’intolérance, alors qu’il s’agit en réalité de la seule jouissance d’une infime minorité aux dépens de la santé d’une énorme majorité, vous commentez ainsi l’hommage rendu à Steve, le noyé de la Loire : « Samedi dernier, les amis de Steve l’ont merveilleusement prouvé (que danser, c’est résister). Ils ont sorti le « sound system », puis dansé en bord de Loire sur les musiques préférées de leur ami disparu. Et tout s’est très bien passé. Il faut dire qu’il n’y avait pas un seul flic en vue, ceci explique sans doute cela. » Vous l’aurez compris depuis le début, Antonio Fischetti : votre article me navre, et ce d’autant plus que je vous ai souvent lu avec plaisir et vive approbation. Quant au dessin de Riss, qu’on a déjà connu plus inspiré, il montre des policiers s’amusant (comme au ball-trap !) à tirer en l’air sur des notes de musiques s’échappant d’une espèce de vilain hangar, (de type concentrationnaire !), où l’on confinerait les « fêtards » : non seulement il ne m’amuse pas, mais il m’apparaît totalement inapproprié, puisqu’il ne suggère ni la complexité, ni même la réalité d’un problème qu’on ne peut pas résumer en quelques coups de crayon simplificateurs. Il se satisfait d’exprimer une triste contre-vérité : les victimes de vos nuits ne sont pas des ennemis de la musique, mais seulement des niveaux sonores qui obligent les auditeurs volontaires à se fourrer des bouchons dans les oreilles et les auditeurs involontaires à renoncer au sommeil que, le plus naturellement du monde, ils croient pouvoir programmer la nuit plutôt que le jour.
Daniel EHRET
- Mensonges sur « l’antériorité » pour éviter la possible réforme de la gestion des nuisances sonores nocturnes (3/11/15) ;
- Enquête sur l’impossible « règle de l’antériorité » (24/12/2016) ;
- Les risques d’un droit à deux vitesses au détriment des habitants des quartiers « festifs » (communication faite lors des 4èmes rencontres du « Réseau Européen Vivre la Ville ! », Bruxelles, 24/03/18)
- Haut
Laisser un commentaire