L’antériorité est l’un de ces serpents de mer qui menacent la protection des riverains contre les nuisances nocturnes liées au développement de l’économie de la nuit. Elle est aujourd’hui appelée pour justifier l’abandon aux nuisances de quartiers prétendument festifs, alors qu’il faudrait réformer la gestion de ces nuisances avec de nouveaux outils offerts par les technologies, qui permettraient d’optimiser l’action des autorités publiques.
Essayons d’y voir clair.
1.- La prétendue logique de l’antériorité : comment on rend séduisant un serpent de mer. Les lobbies de la nuit agitent depuis longtemps l’idée que, dès lors que la présence d’un ou plusieurs établissements auprès d’un domicile provoque des nuisances notoires, l’habitant qui s’installerait dans ce domicile ne serait plus légitime à se plaindre desdites nuisances. Ce que l’on prétend justifier par l’idée que c’est bien en connaissance de cause que l’habitant s’est fichu dans ce mauvais pétrin ; qu’il n’avait qu’à réfléchir avant, et pan sur le bec de ce citoyen pas même capable de comprendre à temps qu’il est important de savoir où il pose son lit.
2.- Les tentatives pour activer cette prétendue règle, comme une règle de droit applicable aux quartiers prétendument « festifs » : comment on tente de faire reconnaître un serpent de mer comme un animal familier. Des élus et parmi eux des députés (voir notre analyse de la proposition Mazetier) ont tendu à introduire l’antériorité sous une forme déguisée en menaçant les victimes de poursuites s’ils abusaient en se plaignant.
Plus systématiquement, c’est l’article L. 112-16 du code de la construction de l’urbanisme qui est brandi : « Les dommages causés aux occupants d’un bâtiment par des nuisances dues à des activités agricoles, industrielles, artisanales, commerciales ou aéronautiques, n’entraînent pas droit à réparation lorsque le permis de construire afférent au bâtiment exposé à ces nuisances a été demandé ou l’acte authentique constatant l’aliénation ou la prise de bail établi postérieurement à l’existence des activités les occasionnant, dès lors que ces activités s’exercent en conformité avec les dispositions législatives ou réglementaires en vigueur et qu’elles se sont poursuivies dans les mêmes conditions ».
Ce texte est tantôt considéré comme à lui seul le socle d’une antériorité triomphant sur tout ce qui souhaiterait de la tranquillité dans le voisinage. Tantôt il est considéré pour ce qu’il est : une exception très étroite à la règle générale du droit à la tranquillité pour tous. Mais une exception qui ne serait qu’un tremplin vers un changement de paradigme porté par notre formidable 21è siècle : le bien-être social et la prospérité économique par le bruit. Dès lors, il suffirait qu’une activité de bars ou autres établissements de l’économie de la nuit soit notoirement connue, pour museler les plaintes de celui qui aurait eu l’imprudence de venir habiter trop près. Et là, plus question d’avoir à s’embarrasser de règlementations des activités professionnelles ni, bien entendu, du bon vieux principe qui veut que nul ne puisse causer à autrui un trouble anormal du voisinage sans exposer sa responsabilité civile et risquer ainsi d’être condamné à cesser les comportements sources de bruit.
Mais c’est sans compter sur le fait que nous vivons dans un État de droit.
3.- Le Conseil constitutionnel a fermé tout avenir à ces tentatives : comment un État de Droit réagit sainement face à un serpent de mer. La loi fixe une exception, quand la construction d’un immeuble survient après l’implantation d’une industrie (en gros). Car, dans certains cas, une industrie peut entrainer des nuisances même quand celle-ci respecte les normes et il faut bien que l’industrie puisse produire (en tous cas selon la conception en vigueur).
Ce n’est pas transposable au cas de bars ou autres établissements qui provoquent des nuisances qui seraient évitables s’ils respectaient les règles de leur profession.
C’est d’autant moins transposable quand on lit la position du Conseil constitutionnel sur le sujet, adoptée en 2011 à l’occasion d’un recours sur question prioritaire d’anticonstitutionnalité. Rappelons que le Conseil constitutionnel a la particularité de pouvoir éliminer de notre droit des lois anciennement votées mais contraires à la Constitution et à la Convention européenne des droits de l’Homme sans qu’il y ait eu recours devant le Conseil constitutionnel avant leur promulgation par le Président de la République. Dans cette décision, le Conseil explicite que l’antériorité ne pourrait pas devenir une règle générale, ni même propre aux quartiers prétendument « festifs ».
Il relève notamment que :
1) il faut être en conformité avec les dispositions législatives ou réglementaires en vigueur.
2) ces dispositions englobent « en particulier (…) celles qui tendent à la préservation et à la protection de l’environnement » (cons. 7) et qui peuvent, par conséquent, être regardées comme la mise en œuvre des droits et obligations qui résultent de la Charte de l’environnement, charte qui prend en compte le Bruit.
Conclusion : l’antériorité n’a donc pas à intervenir comme un critère d’auto-limitation au choix de son domicile dans les zones habitables dès lors que l’on constate que, dans un quartier, le bruit tient à un comportement du « bruiteur », qui constitue une faute de la part de ce dernier. Car, si les établissements et les particuliers respectaient le droit, les tapages et les souillures sur la voie publique n’auraient tout simplement pas lieu. Les lobbies de la nuit et ceux qui les soutiennent outrageusement ne prospèreront pas dans leur ardeur à vouloir que l’antériorité serve de passe-droit !
Lire le commentaire autorisé de cette décision abordable même sans être juriste et recouvrant largement nos préoccupations.
4.- Mais, le serpent de mer nage en eaux plus troubles que le débat parlementaire : comment le serpent de mer n’est pas mort. L’impossible réforme législative qui serait nécessaire à imposer la règle de l’antériorité a déplacé le levier de lobbying. Une version lénifiante de la leçon de choses qu’ils voudraient adresser à ces citoyens qui ont le culot de penser qu’une zone habitable est une zone où l’on peut dormir se trouve, aujourd’hui, sur le site du ministère de l’Écologie, sous la forme d’une fiche pour bien réfléchir avant de déménager quand on est sensible au bruit. Mme ROYAL, la ministre, avait annoncé la chose dans un discours aux assises nationales de l’environnement sonore tenues à Lyon, en novembre 2014 en disant, en substance et clairement que ce sujet de la protection contre les nuisances sonores, qu’elle reconnaissait comme relevant du domaine de la protection de la santé, était à traiter de concert avec le développement de l’isolation acoustique, marché économique d’avenir.
Sous couvert d’éclairer celui qui cherche à se loger, le Ministère de l’Écologie, du Développement durable et de l’Énergie aide donc, inconsciemment peut-être, mais néanmoins sûrement, à la construction de zonages de fait des quartiers prétendument « festifs ». Ce n’est pas autre chose que d’officialiser le fait que les pouvoirs publics ont renoncé à exiger des professionnels de l’économie de la nuit qu’ils respectent leurs obligations professionnelles.
Ce n’est pas autre chose que pousser à bout les habitants déjà installés jusqu’à ce qu’ils finissent par déménager. Ce n’est pas autre chose que d’imposer des conditions de vie dégradant leur santé à ceux qui par le fait d’un choix mal éclairé ou par nécessité vivent ici (les nouveaux comme les anciens). Et en termes de tissu social, de développement durable et de coût public pour que la rue soit bien propre sur elle au petit matin, il y aurait encore beaucoup à dire.
5.- Mais, il faut aussi se préoccuper des propositions qui tendent plus frontalement à faire régresser les normes de la protection des riverains : comment le serpent mer change de peau. Tout tourne actuellement autour d’un projet de loi sur la Santé qui introduit (avant, cela venait non de la loi, mais de la jurisprudence) la protection des riverains parmi les critères du niveau de bruit tolérable en cas d’animations avec diffusion de son dans un article nouveau du Code de la Santé publique (L. 1336-1) ainsi rédigé : « Les activités impliquant la diffusion de sons à un niveau sonore élevé, dans tout lieu public ou recevant du public, clos ou ouvert sont exercées de façon à protéger l’audition du public et la santé des riverains » [amendement n°AS1656 de la loi de Santé (n°2302), approuvé par la commission du Sénat et devant revenir en 2è lecture à l’AN].
Les acteurs économiques concernés par ce texte ont réagi vivement par une lettre ouverte envoyée aux députés et sénateurs et entendent défendre leur cause le 4 novembre à Toulouse, dans une réunion où ils ont invités des représentants des autorités publiques : « Le secteur du spectacle vivant, largement représenté au sein d’AGI-SON, a fortement réagi à la publication de. Si nous entendons la volonté politique de reconnaître l’impact du bruit sur la santé, il est dommageable que seules les pratiques musicales soient stigmatisées. Si les études épidémiologiques démontrent les effets néfastes du bruit sur les fonctions physiologiques, elles attestent également que de nombreuses sources en sont la cause mais, principalement, les transports (cf. l’étude de l’ORS et BruitParif–2015). Et d’enchaîner sur le prétendu constat qu’en France, la situation est régulée, dans le respect de seuils qui sont retenus dans des droits voisins, sans se poser la question de savoir si ces seuils sont correctement posés, ce qui parait douteux par comparaison avec ce que l’Organisation Mondiale de la Santé laisse penser.
Et les mêmes de dire aussi : « AGI-SON, en tant que structure œuvrant à la défense de l’artistique et à la qualité sonore depuis 15 ans, se mobilise dans le cadre du projet de réforme réglementaire sur la question des niveaux sonores de diffusion. »
Nous, représentants des victimes des diffusions sonores excessives pouvons être d’accord sur un point : la discussion sur la tranquillité publique ne doit pas être réduite au cas où la musique est source du bruit.
Mais nous protestons contre la supercherie consistant à rediriger tous les moyens de la lutte contre les nuisances sonores sur le bruit de trafic. La manœuvre de diversion est grossière. Le trafic est la source de nuisances pour laquelle les pouvoirs publics mobilisent le plus de moyens, la directive européenne « zones tranquilles » leur offrant une vision européenne étriquée de la lutte contre le bruit. Et d’ailleurs les riverains critiquent longtemps le fait que les nuisances nocturnes restent le parent pauvre de l’action publique européenne elle-même.
Quant à un régime qui permettrait aux petits établissements de faire des nuisances interdites pour les autres porté l’association « Collectif culture Bar-bars » : no comment.
6.- Si les pouvoirs publics, ministères et collectivités publics, visent l’intérêt général, ils devront clairement occire le serpent de mer, sous toutes ses formes et réformer l’action contre les nuisances nocturnes liées au développement de l’économie de la nuit : Bruitparif offre un modèle d’action. Un observatoire du bruit d’Ile de France, investi d’une mission d’intérêt général dont la compétence, l’impartialité et l’indépendance ne peuvent pas être contesté, Bruitparif, a riposté à la lettre ouverte d’AGI SON et ses partenaires. Cet observatoire explique pourquoi la lutte contre le bruit ne saurait être cantonnée à la lutte contre les bruits de trafic et annonce ses projets en la matière : « Il s’agira également à l’avenir de s’intéresser à d’autres sources d’exposition au bruit que les transports. Les activités festives ou récréatives qui se déroulent sur l’espace public sont par exemple des sources de nuisances sonores qui se multiplient ou s’intensifient dans certains quartiers » (Consulter et télécharger la lettre ouverte Bruitparif/ORS IdF).
En cela, Bruitparif vise non pas seulement les bruits de musique (amplifiée ou non), mais aussi les bruits de la clientèle qui consomme sur des terrasses autorisées ou hors de telles terrasses. S’il y a des manifestations à l’extérieur, elles doivent être exceptionnelles. L’observatoire du bruit a déjà un retour d’expérience sur la matière, puisque des mesurages faits dans certains quartiers ont montré que les seuils de l’Organisation Mondiale de la Santé sur le bruit tolérable sur la voie publique en regard de la situation des riverains étaient explosés.
Bruitparif ne vise pas à proposer des mesurages qui coûteraient aux finances publiques sans aucun effet pratique. Il propose de parfaire un projet déjà avancé permettant de faire de ces mesurages un outil de gestion des nuisances sonores. C’est un projet d’avenir, qui ne vise pas à faire fermer les établissements, mais à faire respecter une réglementation qui protège la santé de ceux qui ont aussi de bonnes raisons de vouloir vivre dans la Ville. Il entraîne la prise en compte des infractions commises par les exploitants et leur clientèle à hauteur de sa véritable puissance de dégradation de la Santé publique, sur la base d’une optimisation des coûts conforme à une saine gestion des finances publiques.
C’est cette réforme progressiste que les associations de riverains attendent, conjuguée, bien sûr, avec des dispositifs de prévention qui seraient confiés à des organismes ou personnes garantissant aussi bien leurs compétences que et leur aptitude à l’impartialité et l’indépendance.
Excellente analyse, qui remet les pendules à l’heure.
On espère que Bruitparif pourra réaliser ces mesurages, pour objectiviser les nuisances sonores subies par les habitants, puis trouver les solutions. Nous entendons si souvent dire que le bruit qui nous empêche de dormir n’est qu’une impression subjective ! Il faut enfin discuter sur des faits concrets.