Suite à la publication d’un article intitulé Principe d’antériorité – Les fêtards font taire leurs nouveaux voisins, nous publions une lettre ouverte rédigée à l’attention d’Antonio Fischetti par Daniel EHRET, ancien président du Centre Antibruit d’Alsace, militant écologiste.

Tandis que trinquent les fêtards, les victimes trinquent dans la douleur

Votre sous-estimation du problème que pose partout en France, partout en Europe et même, selon certaines sources, presque partout dans le monde entier, le pullulement des établissements nocturnes dans la plupart des villes grandes ou moyennes, votre manière excessivement partiale d’aborder ce sujet, votre obstination à le traiter avec un parti pris résolument hostile à ceux qui, très nombreux et totalement désemparés, se plaignent depuis tant d’années sans jamais obtenir justice, votre entêtement à confondre avec des espaces culturels des lieux de défoulement où, associé à l’alcoolisation massive, le niveau sonore démentiel des musiques amplifiées réduit les échanges de l’impossible convivialité à des vociférations du temps des cavernes, tous ces pénibles manquements à la déontologie journalistique m’avaient vivement agacé au moment de votre première charge dans le Charlie Hebdo du 14 août 2019. Mais ce que vous écrivez dans le numéro 1431 du 24 décembre 2019 me semble aller encore plus loin dans une forme insidieuse de malhonnêteté. Je vous surprends là en flagrant délit de récidive, insupportable pour les gens qui pourraient vous lire et ne savent plus comment échapper à la répétition des tapages nocturnes. Après un premier article déjà très peu soucieux des dramatiques conséquences de l’étourdissante multiplication des bars ouverts jusqu’à pas d’heure et situés bien souvent dans les centres historiques des villes, voilà que vous en remettez une couche !

Tandis que trinquent les fêtards, les victimes trinquent dans la douleur
Je ne suis pas hostile par principe à la partialité dans la presse, surtout lorsqu’elle émane du très utile hebdo qui vous rémunère, mais j’en combats les excès, où qu’ils s’expriment, et avec moi, très probablement, quantité de gens qui refusent tout manichéisme, parce qu’il peut conduire au mépris des souffrances, voire au rejet des victimes, trop souvent jugées consentantes, mais seulement par ceux qui n’ont jamais fait l’expérience de vouloir dormir au moment où d’autres, beaucoup d’autres, qui s’en foutent complètement de votre besoin de sommeil, envisagent eux de poursuivre ce qu’ils appellent la fête.
Vous semblez, Antonio Fischetti, ne pas avoir la moindre idée du grand nombre de ces victimes : elles ne trinquent pas de manière bruyante à longueur de nuit dans des rues privatisées de fait par des tenanciers sans scrupule s’autorisant impunément l’appropriation du domaine public. Ces victimes trinquent chez elles, au sens douloureusement familier de ce verbe. Dans des logements souvent petits, pas dans des superficies pour les très minoritaires « bobos ». C’est dans des deux ou trois pièces qu’elles se calfeutrent la nuit, même lorsque, durant l’été, des canicules à répétition changent leurs modestes demeures en étuves.

Tandis que trinquent les fêtards, les victimes trinquent dans la douleur
Elles trinquent, ces victimes silencieuses, mais une majorité d’entre elles ont cessé de se plaindre, puisque ni la police, ni la justice ne les entend. Elles ne songent plus qu’à s’en aller, la fuite étant devenue leur urgence et leur malheur. Beaucoup d’entre ces malchanceux avaient emménagé avant, parfois bien avant les intouchables fauteurs de troubles dans ces quartiers anciens, où désormais la « vie nocturne » impose à tous des lois qui ne sont écrites nulle part, qui entendent remplacer, au mépris de la loi, par de multiples transgressions et désordres ce qui pour les habitants paisibles avait été longtemps l’alternance du jour et de la nuit, du travail et des loisirs, avec des temps pour être dehors sur des terrasses, mais pas jusqu’à l’aube, pour prendre le frais dans des ruelles, mais sans gueuler des insanités, où les belles architectures du passé font du bien au regard , bref pour savourer le bonheur d’habiter au cœur d’une des plus belles villes d’Europe.

Vie nocturne énergivore et gaspilleuse
Je veux parler ici de Strasbourg, la capitale européenne. Dans cette ville comme ailleurs, pour complaire à une certaine jeunesse (celle qui choisit l’alcool et le boucan pour vaincre son inhibition ou optimiser son art de séduire ?), les décideurs publics tablent sur l’imbécile concept de l’«attractivité nocturne », au moment où l’urgence écologique devrait conduire à formidablement réduire les gaz à effet de serre et à vigoureusement combattre le gaspillage énergétique. Les nuits des villes sont beaucoup trop éclairées et génèrent d’énormes quantités de pollution lumineuse. 60% des Européens ne voient plus la voie lactée. 80% des Américains du Nord sont dans le même cas. Tout cela réduit significativement la biodiversité et altère la santé de l’homme…
Mais la « fête », telle que la conçoivent les « taverniers » des temps modernes, qui sont surtout des industriels de la nuit, la fête ne devra en aucun cas, elle, pâtir de l’indispensable réduction des sources lumineuses que nos sociétés de gaspillage et d’imprévoyance vont devoir décider très vite. Antonio Fischetti ne semble pas inquiet, lui. Ou alors il n’a pas encore aperçu cet aspect du problème.

Les bourgeois ont leurs villas en périphérie
Vous déconnez grave, Monsieur Fischetti, quand vous écrivez que dans toutes les villes c’est le même scénario : « Des classes aisées, dites-vous, viennent s’installer dans un quartier jusqu’ici populaire, en remplacement des classes modestes, obligées de s’exiler dans des banlieues éloignées à cause de l’augmentation du prix de l’immobilier ». Non, Fischetti, toutes les villes ne sont pas concernées par un phénomène qui d’ailleurs ne date pas d’hier, puisque le plus souvent il remonte aux années 1960-70. Votre parisianisme invétéré pourrait ne pas ignorer qu’il existe aussi des villes en « province », comme vous dites, où c’est exactement l’inverse qui s’est produit : les riches sont partis depuis longtemps s’installer en périphérie des villes, dans de belles villas dotées de spacieuses piscines, avec des terrains immenses autour de tout ce luxe. Les plus modestes et les classes moyennes inférieures sont restés dans les cœurs de ces villes, après avoir mis du temps à rembourser leurs prêts. Je connais même une ville de 20 000 habitants, celle où j’habite et qui s’appelle Sélestat, où dans le pittoresque centre ancien devenu lentement insalubre ne vivent plus que quelques centaines de citoyens très démunis, précarisés et résignés. Autour de ce sous-prolétariat en situation de grande pauvreté, quelques propriétaires moyennement aisés sont cependant restés, parce qu’ils sont attachés à leur patrimoine historique et que, très vieillissants, ils ne s’imaginent plus prendre une voiture pour aller faire leurs courses dans les supermarchés des lointaines zones commerciales.

Débordements nocturnes permanents
Vous célébrez la victoire d’un lobby, celui des bars, sans avoir à aucun moment souhaité entendre les victimes de leurs nuisances continuelles. Ces plaignants ne sont pas des ennemis de la musique, et vous le savez bien. Ils ne demandent que la satisfaction d’un besoin élémentaire, celui de dormir la nuit, parce que le jour il leur faut gagner la possibilité de se nourrir, de se loger, de se divertir selon leurs goûts à eux. Vous êtes quand même assez ridicule, M. Fischetti, quand vous déclarez de façon péremptoire que les « nouveaux riverains n’aiment la fête que lorsque eux l’ont décidée ». Comment pouvez-vous parler de « fête » d’abord, quand il s’agit en réalité de débordements nocturnes permanents qui se traduisent par d’interminables hurlements, par des injures immondes, par des querelles à propos de tout et de rien, par des bagarres souvent très violentes ? Que dites-vous des vomissements, des défécations, des aspersions d’urine, des abandons sur la voie publique de canettes et autres déchets dégueulasses, avec pour corollaire le nettoyage à la charge de tous les contribuables ? Quant à la décision de faire la fête, qui la prend d’après-vous quand elle n’est ni occasionnelle, ni exceptionnelle, mais décrétée permanente par les seuls bénéficiaires réels que sont les profiteurs de la nuit ?

La « barification » va vider les centres villes de ses habitants
Certains secteurs de Strasbourg vont se vider de leurs anciens habitants. Beaucoup d’entre eux y habitent depuis plusieurs décennies et n’ont rien à voir avec la gentrification que vous dénoncez sans discernement. Où iront-ils et que deviendront les logements qu’ils se trouvent contraints d’abandonner parce que de la cruauté de ce choix dépend la préservation de leur santé ? Ils devront sans doute s’éloigner du cœur de leur ville, celui qu’ils ont longtemps préféré aux inévitables nécessités de la mobilité carbonée. Et les immeubles qu’ils ont occupés avec bonheur vont devenir la proie d’un autre lobby ravageur, celui d’une autre catégorie de parasites, opportunistes et cyniques, qui pullulent sur la plate-forme « Airbnb » !
Voulez-vous mon sentiment sur la notion de fête, Antonio Fischetti ? Si par extraordinaire cela devait être le cas, je vous inviterais à le retrouver sur le site d’un réseau européen, dont d’ailleurs vous auriez pu prendre l’avis sur le problème de la galopante « barification » des centres urbains, avant d’écrire vos deux articles qui avivent la douleur d’un grand nombre de victimes. Ne perdez pas de vue que sur le plan juridique il s’agit bien de victimes. Il est probable que vous me lisiez présentement sur le site précité. Mais si mon texte vous est venu par un autre biais, en voici le lien « https://www.reseau-vivre-la-ville.fr/

Textes inappliqués et démocratie bafouée
Je n’ai vraiment pas envie de me désabonner de Charlie Hebdo, même si j’y songe de plus en plus souvent et que la tentation en est d’autant plus forte que votre obstination à légitimer ce qui ne l’est pas ne semble gêner aucun des autres rédacteurs ou dessinateurs de ce valeureux périodique, auquel je reste malgré tout attaché, et ce depuis plus de trente ans…Ou alors ils se taisent ?… Car enfin, Fischetti, que faites-vous de l’article 1336-5 du code de la santé publique, ainsi libellé : « Aucun bruit particulier ne doit, par sa durée, sa répétition ou son intensité, porter atteinte à la tranquillité du voisinage ou à la santé de l’homme, dans un lieu public ou privé, qu’une personne en soit elle-même à l’origine ou que ce soit par l’intermédiaire d’une personne, d’une chose dont elle a la garde ou d’un animal placé sous sa responsabilité ». Vous vous assoyez dessus ?
Et maintenant, pour en terminer avec votre triomphalisme déplacé, n’oubliez pas qu’il reste une condition majeure dans ce texte sur l’antériorité, voté par un ridicule quarteron de 66 parlementaires noctambules (sur un total de 577 députés !) et qui modifie l’article L 112-16 du code de la construction et de l’habitation. Désormais, un individu ou une famille ayant commis l’erreur de venir s’installer à proximité d’un établissement de nuit qui était là avant ne pourra plus se plaindre du potin permanent. Certes, mais seulement si ce bar ou cette boîte de nuit respecte rigoureusement la réglementation en matière d’émergence du bruit, ce qui, en l’état actuel des choses, ne correspond presque jamais à la réalité.
Enfin Antonio Fischetti, pour en finir quand même avec cet inépuisable sujet qui nous oppose, le fait que le législateur ait voulu étendre cette loi sur l’antériorité aux « activités culturelles, touristiques et sportives » devrait vous inciter à vous questionner en ces termes : où se situe exactement la culture dans un lieu asservi par une tonitruance de décibels dictant les rapports entre les vivants qui s’y meuvent en étroite osmose avec l’alcool ou d’autres substances, dont la commune et principale mission est d’altérer le discernement d’une clientèle captive ?
Je ne vois pas, pour ma part, ce qu’il y a de « culturel » dans tout ce nuisible bazar.


Daniel EHRET, ancien président du Centre Antibruit d’Alsace, militant écologiste (le bruit est une pollution !)